Les cuves du Roi Luern
L’Archéologue - Archéologie Nouvelle n°65, avril-mai 2003, 27-29

 

La poursuite des fouilles sur le sanctuaire de Corent (Puy-de-Dôme) livre de nouvelles informations sur les fastueux festins du peuple arverne, leurs modalités, leurs protagonistes et le cadre dans lequel ils se déroulaient. Les recherches entreprises durant l’été 2001 y avaient mis au jour un petit enclos gaulois de forme rectangulaire, inscrit au centre d’un vaste sanctuaire d’époque romaine. Le mobilier retrouvé dans ses fossés, composé en majorité d’os de mouton et de tessons d’amphores, témoignait d’une intense activité cultuelle rythmée par la tenue de grands banquets publics, assortis de sacrifices animaux et de libations de vin (voir L’Archéologue n°59).

D'un enclos à l'autre...

Les fouilles se sont poursuivies en 2002, sur une surface plus importante couvrant environ un quart du sanctuaire. Elles ont révélé l'existence d'un second enclos, situé au sud du premier. Alignées et orientées à l'identique, les deux structures ont fonctionné simultanément. Il semble donc que le sanctuaire ait comporté non pas un, mais deux édifices cultuels : bien connue à l’époque romaine, cette combinaison n’implique pas forcément un culte dédié à deux divinités, mais plus simplement, une activité rituelle scindée en deux pôles complémentaires.

Les fossés de ce second enclos étaient comblés de centaines de mâchoires de moutons, triées et disposées avec soin : sous forme d'amas, en ligne ou par paires. Il s’avère, après un premier examen, que ces mandibules appareillées appartiennent en fait à des individus différents, jeune et âgé, mâle et femelle ! Attachées par deux, elles étaient peut-être suspendues à la charpente du bâtiment, à la manière de guirlandes - cette forme de décoration signale, aujourd’hui encore en Afrique et en Asie, les « maisons de village » dédiées au festin communautaire.

Grand fossé d'enceinte

La fouille des sols périphériques aux deux enclos a montré qu'ils font partie d'un ensemble beaucoup plus vaste. Ils s’insèrent dans une grande enceinte périphérique, délimitée par un large fossé dégagé sur une vingtaine de mètres. Entaillé dans le substrat volcanique, ce fossé atteint une profondeur de 1 m 50, pour une largeur de 3 m à l’ouverture. Visible sur certaines photos aériennes, son tracé préfigure déjà celui du péribole gallo-romain, qui a lui-même fixé les limites de l’actuelle parcelle agricole.

Cette première délimitation de l’espace sacré est d’abord matérialisée par une simple palissade implantée au fond du fossé, dans le courant du 2e s. av. J.-C. Elle est remplacée, au 1er s. av. J.-C., par un bâtiment monumental soutenu par deux rangées de poteaux de bois, implantés de part et d’autre du fossé. Le rythme régulier des poteaux (3,20 m d’axe en axe) et la présence de nombreux clous de charpente permettent de restituer une longue galerie couverte, édifiée à cheval sur le fossé. Son franchissement s’effectuait, au nord, par une sorte de porche situé dans l’axe des deux enclos, flanqué de deux petites pièces pavées d'amphores et pourvues de foyers.

Cette variante de « fossé couvert » n’était connue, jusqu’à présent, que sur l’oppidum de Villeneuve-Saint-Germain dans l’Aisne. Sa fonction exacte reste à établir : simple limite ou espace communautaire lié à la pratique du festin, voire à d’autres activités publiques, comme le vote ou le recensement ?

Evergétisme et pouvoir monétaire

La fouille du fossé a livré une quantité considérable de mobilier : des dizaines de milliers d’ossements de porc, de boeuf, de mouton et de chien, découpés et consommés selon des règles bien précises, autant de tessons d'amphores et de céramiques indigènes ou importées, déversés par lots entiers au sommet du fossé. Ces restes renvoient directement aux descriptions que nous fait l'écrivain grec Poseidonios des grands festins organisés par les chefs du peuple arverne pour consolider leur pouvoir : myriades de guerriers réunis des jours durant pour festoyer dans d'immenses enclos, à une époque (le premier siècle avant notre ère) qui coïncide précisément avec l'apogée du sanctuaire de Corent.

Ces rejets s’assortissent d’autres indices caractéristiques du banquet aristocratique : fragments de chaudrons et de crémaillères, de seaux à cerclage métallique, de grils et de crocs à viande en fer... Leur association avec des éléments de fourreaux d’épée ployés volontairement, anneaux en bronze, en verre, en ambre ou en lignite, monnaies en bronze et en argent, « jetons » taillés dans des céramiques, témoigne de l'intense activité rituelle et politique exercée en marge de ces manifestations.

Plus exceptionnel encore, un petit cylindre en fer, semblable aux trois coins monétaires anciennement découverts aux abords de l’enceinte, gisait à quelques centimètres d’une pastille en métal précieux, évoquant un flan de monnaie non frappé. Ces indices confortent l’existence d’un atelier monétaire hébergé par le sanctuaire de Corent, qui semble avoir produit pas moins de dix numéraires différents !
Cette galerie en bois fait place, au début de la période romaine, à de nouveaux aménagements : elle est remplacée par un portique maçonné, supporté par des colonnes et piliers en pierre. Fait remarquable, leur emplacement coïncide très précisément avec celui des piliers en bois d’époque gauloise. Les niveaux environnants étaient parsemés d’offrandes métalliques : figurine de sanglier en bronze, bague en bronze, portant une inscription votive, porte-strigile orné d'une tête d'oiseau, clefs, fibules et monnaies diverses...

Cuves à libations

La fouille de l’espace compris entre les deux enclos réservait une dernière surprise. Sa surface était occupée par plusieurs amas d'amphores organisés, formés de panses et des cols complets, disposés en couronne autour de petites cavités circulaires. Les nombreux clous et agrafes en fer retrouvés contre leurs parois indiquent que ces cavités étaient revêtues d'un cuvelage en bois. L'une d’elles a été remplacée, au début de l’époque romaine, par un petit « puits » délimité par une margelle de pierre, entourée d’un podium formé de grosses dalles calcaires posées à plat.

 

Ces cavités profondes d'à peine 40 cm n’étaient pas destinées au puisage de l’eau. Des dispositifs similaires sont attestés sur d'autre sanctuaires du sud-ouest de la Gaule. Leur forme et leur contexte suggèrent un usage rituel, comme réceptacle pour les libations de vin versé en l'honneur des divinités souterraines ou des ancêtres - détail significatif, les amas d'amphores situés au contact du puits ont livré un fragment de crâne humain.

Cette découverte coïncide mot pour mot à la description que nous fait Poseidonios des « enclos à banquet » du Prince arverne Luern - dont la figure légendaire transparaît peut-être au travers de ces petits bronzes émis sur le site, frappés au revers d’un renard (louernos, en gaulois). L’auteur précise, en effet, qu’il y faisait « remplir des cuves de boissons d'un grand prix », dans lesquelles chacun était invité à puiser. Souvent traduit par « tonneau », le terme grec qui désigne ces cavités (lènos) signifie en fait « baquet, auge à bétail ». Il s’applique parfaitement à des cuves creusées à même le sol. Et il n’est guère difficile, dans le cas de Corent, d’imaginer ce qu’on y déversait.

Matthieu Poux