Une esquisse de sanctuaire gaulois
Article paru dans l'Archéologue / Archéologie nouvelle, n°76, février-mars 2005, 52-55.
Le sanctuaire de Corent est surtout connu pour les nombreuses offrandes qui parsèment son sol et les rites qu’elles révèlent : milliers d’ossements animaux et tessons d’amphores de vin consommées lors de grandes fêtes publiques, centaines de monnaies frappées sur place, débris d’armement et de char, restes humains ou vestiges d’artisanat... qui l’identifient au principal oppidum du peuple arverne au premier siècle avant notre ère.
Du bois à la pierre
Ce
sanctuaire présente aussi un intérêt sur le plan architectural.
En quatre ans de fouille, son plan a été dégagé
intégralement. Les négatifs de tranchées et de poteaux
creusés dans le sol permettent de restituer fidèlement son aspect
initial. Il se présente, à son apogée, sous la forme d'un
vaste espace bâti d’une cinquantaine de mètres de côté,
en forme de parallélépipède. Cet espace est délimité,
sur ses quatre côtés, par une haute galerie couverte, supportée
par une puissante colonnade en bois, de douze par treize poteaux, et un mur
extérieur en bois et torchis.
Cette construction compte parmi les plus monumentales attestées dans
le monde gaulois : ses quarante-huit poteaux, larges de quarante centimètres,
implantés à un mètre de profondeur et espacés de
plus de trois mètres, supportaient un portique de plus de six mètres
de large, pour une hauteur au moins équivalente. De nombreux clous et
crampons en fer montrent qu’il a bénéficié, pour
sa menuiserie et ses charpentes, des meilleures techniques connues à
l’époque. L’espace abrité par sa toiture, pavé
d’amphores et pourvu de foyers alignés en batterie, était
notamment dédié aux activités culinaires.
L’intérieur du sanctuaire était accessible par une passerelle
précédant une porte qui s’ouvrait à l’est,
comme sur la plupart des sanctuaires de cette époque. Il abritait deux
bâtiments jumeaux, de forme rectangulaire, ainsi que des cuves en bois
destinées aux libations, enfouies dans le sol et entourées d'amphores
disposées en cercle.
Le sanctuaire
de Corent est entièrement remanié à l’époque
de la conquête romaine. Ses bâtiments sont démantelés
et remplacés par des constructions « en dur » qui en reprennent
très fidèlement le plan. Les poteaux en bois sont arrachés,
les cloisons abattues et leurs fondations remblayées, pour céder
la place à de nouveaux murs et colonnes maçonnées.
Comme d’autres sanctuaires repris à l’époque romaine,
celui de Corent bénéficie d’un simple « rhabillage
» qui ne modifie pas fondamentalement sa structure : au portique monumental
en bois succède une nouvelle galerie maçonnée, supportée
par une colonnade en pierres. Les deux bâtiments rectangulaires et les
cuves libatoires situées face à l’entrée sont également
reconstruits, dans les décennies qui précèdent le changement
d’ère. Vers la fin du second ou au tout début du troisième
siècle de notre ère, le sanctuaire se pare d’un nouvel édifice
cultuel : dans l’axe de l’entrée, est érigé
un grand fanum à galerie périphérique, d’environ
douze mètres de côté.
De ces mutations architecturales témoigne un document inattendu : un
fragment de dalle en pierre, gravé de dessins énigmatiques, découvert
cette année parmi les gravats de démolition de la galerie gauloise.
Gravure sur gravat
Façonnée dans un calcaire très dur, plutôt rare sur le site, cette pierre provient d’une dalle taillée et polie de main d’homme. Elle semble avoir été exposée à un feu prolongé qui explique sa couleur rubéfiée. L’arrière de la dalle, plus grossièrement taillé comporte des traces d’argile brûlée : elle pourrait provenir d’un plaquage en pierre, apposé à l’origine sur un sol ou une paroi en terre crue et arrachée à la suite d’un incendie.
Ce gravat de démolition est issu d’un contexte parfaitement clos
: la tranchée d’implantation du mur extérieur de la galerie
gauloise, scellée par la fondation du portique romain qui reprend son
tracé. Avant construction du mur, cette tranchée a été
remblayée avec un abondant mobilier qui assure solidement sa datation
: importations et imitations locales de céramiques italiques à
vernis noir de type Campanienne B, nombreuses amphores Dressel 1, vingt-deux
monnaies en argent, en potin et en bronze frappé, une fibule, une pince
à épiler et une perle-amulette en bronze, situent ce dépôt
à l’extrême fin de la période gauloise, dans le second
quart du Ier siècle avant notre ère.
Antérieure à la construction du mur romain, qui succède de peu à la destruction du sanctuaire gaulois, la pierre a été enfouie à l’époque de la Conquête, entre la Guerre des Gaules et le règne d’Auguste.
La face supérieure du bloc est gravée de fines incisions, tracées à l’aide d’une pointe en métal après sa destruction. On peut en déduire que le dessin est complet, puisqu’il occupe tout l’espace délimité par les lignes de fracture. Il se présente sous la forme de motifs géométriques complexes, combinant carrés, rectangles, triangles, damiers et croisillons. Gravé à la main, sans règle, il relève plus du croquis que du dessin construit.
L’hypothèse
d’un simple décor apposé sur une dalle de sol ou de mur
est difficilement envisageable, s’agissant d’un bloc brisé.
Pas plus que celle d’un tracé préparatoire, d’un modèle
pour la réalisation d’un décor, généralement
gravé à même le support. À celle d’un dessin
abstrait, réalisé par simple divertissement, s’oppose la
dureté du support.
L’hypothèse d’un dessin figuratif, désignant une forme,
reconnaissable à l’oeil nu, nous oriente dans une toute autre direction.
Son tracé géométrique exclut d’emblée une
représentation d’êtres animés, de paysages ou de scènes
figuratives, connus par les graffiti d’époque romaine. Il n’est
pas difficile, en revanche, de reconnaître dans ces motifs orthogonaux,
cloisonnés et symétriques, une forme construite évoquant
le plan ou l’élévation d’un bâtiment.
L’existence de plans gravés dans la pierre et codés à l’aide de conventions graphiques est bien attestée dans le monde romain : l’image de la forma urbis, qui retrace le plan de la ville de Rome, est la première qui s’impose à l’esprit. Sur la pierre de Corent, on peut reconnaître un bâtiment médian, à plan carré et toiture à quatre pans symbolisée par une croix, flanqué de deux plus petits bâtiments rectangulaires de même facture, enceints d’une sorte de galerie périphérique cloisonnée en boutiques. Les espaces triangulaires situés dans la partie haute invitent à compléter cette lecture, puisqu’ils évoquent clairement des frontons ou des tranches de toitures.
Il semble, en fait, que la gravure combine à la fois représentation en plan et dessin en élévation : un corps principal, surmonté d’un toit figuré par un triangle, flanqué de deux bastions, piliers, colonnes ou départs de murs latéraux. Le dédoublement de certaines lignes suggère une vue en semi-perspective. Les croix qui remplissent la façade des bâtiments figurent les quatre pans de la toiture. Le damier qui borde la façade gauche du corps principal pourrait même symboliser un appareil ou chaînage d’angle en blocs de pierre. L’asymétrie des bâtiments et des toitures peut s’expliquer par des contraintes d’espace liées à la forme du bloc.
De Corent au Titelberg
Cette lecture pourrait sembler bien hasardeuse, si elle ne bénéficiait d’un parallèle direct et à peu près unique. Un relief en pierre d’époque romaine, anciennement découvert sur le site de l’oppidum gaulois du Titelberg au Luxembourg, reproduit les mêmes éléments, mais de manière beaucoup plus détaillée : un petit édicule en pierre représenté en semi-perspective, constitué d’un édifice central, flanqué de deux bâtiments plus petits. Leur toiture est figurée à la fois par un fronton et ses quatre pans vus en plan. La porte du corps principal, par des carrés inscrits encadrés par deux colonnes.
Une comparaison, détail par détail, permet d’affirmer que la gravure de Corent constitue la version simplifiée de l’édicule du Titelberg. En dépit de leurs techniques différentes - dessin incisé, dans le premier cas, bas-relief sculpté, dans l’autre -, ils utilisent le même procédé de représentation mixte, en plan et en élévation. L’identification du bâtiment ne pose aucun problème pour l’édicule du Titelberg, cité depuis longtemps comme l’une des très rares représentations de temple gallo-romain à galerie périphérique de type fanum.
Cette identification
est évidemment renforcée, dans le cas de Corent, par le contexte
de découverte de la pierre, à l’entrée d’un
lieu cultuel pourvu de plusieurs bâtiments maçonnés surmontés
de toitures. La structure qu’elle représente s’accorde parfaitement
avec le plan du sanctuaire romain tel que documenté par les fouilles,
formé d’un un grand fanum principal précédé
de deux bâtiments jumelés. La précision du dessin n’est
pas suffisante, pour établir s’il représente la totalité
du sanctuaire et de son péribole, son seul temple principal, enceint
d’une galerie périphérique représentée en
coupe, ou encore, la porte d’entrée du sanctuaire, à proximité
de laquelle il a été retrouvé.
Dernière précision : l’oppidum du Titelberg, contemporain
de celui de Corent et de statut équivalent, abritait lui-même un
vaste sanctuaire identifié au premier lieu de culte de la Cité
trévire, remplacé à l’époque romaine par un
gigantesque fanum
Devis sur pierre
Le dessin de Corent
vient enrichir le corpus très restreint d’images d’édifices
cultuels gaulois documentées par les peintures, reliefs et monnaies.
Sa datation très précoce en fait un document clé, pour
appréhender l’apparition des temples dits « indigènes
» de type fanum et leur mode d’élévation. Son contexte,
dans un niveau de démolition lié à la réfection
du péribole, marque précisément la transition entre les
derniers sanctuaires gaulois en terre et bois et les premiers sanctuaires en
dur d’époque romaine.
Sa fonction exacte reste à établir. En matière d’architecture
romaine, l’existence de dessins en plan (ichnographia) et en élévation
(orthographia) est attestée par Vitruve et de rares découvertes
archéologiques. Il s’agit, à quelques exceptions près,
de schémas sommairement constitués de formes géométriques
simples, donnant une idée globale des bâtiments, de leurs volumes
et espaces de circulation. L’hypothèse d’un schéma
de construction croqué sur le vif s’accorde bien, en l’occurrence,
avec le caractère esquissé et hâtif des traits. Le fait
que le dessin de Corent ait été gravé dans une pierre calcaire,
identique à celles utilisées pour la construction du premier état
du sanctuaire, plaide également en ce sens. Il peut correspondre à
une esquisse préparatoire, à un « devis » ou «
patron » rapidement exécuté par un contremaître pour
ses commanditaires, ouvriers ou apprentis.
Quelle que soit sa fonction, ce document donne enfin corps aux fantômes de bâtiments mis au jour par quatre ans de fouilles. Coïncidence, sa découverte est concomitante des premières tentatives de reconstitution du sanctuaire par le biais de l’informatique. Comme un pied aux technologies modernes, supplantées par le plus sommaire des croquis...
Auteurs : Matthieu Poux, Matthieu Demierre, Magali Garcia et Guilllaume Verrier
Pour en savoir plus...
Wiliam Van Andringa, La religion en Gaule romaine. Piété et politique (Ier-IIIe s. apr. J.-C.). Collection des Hespérides. Éditions Errance, Paris 2002.
Isabelle Fauduet, Les temples de tradition Celtique. Collection des Hespérides. Éditions Errance, Paris 1993.
Matthieu Poux, l’âge du Vin. Rites de boisson, festins et libations en Gaule indépendante. Collection Protohistoire Européenne (dirigée par Michel Py). Editions Monique Mergoil, Montagnac 2004.
La construction.
Les matériaux durs : pierre et terre cuite. Collectif. Collection «
Archéologiques » (dirigée par Alain Ferdière). Éditions
Errance, Paris 2004.